Une ère nouvelle?

Oxford Dictionaries vient de de choisir son habituel Terme de l’année : "word of the year".

Il s’agit de distinguer le terme ou l’expression ayant suscité le plus d'intérêt au cours des 12 derniers mois. Ce choix est sensé refléter l’univers social, l’esprit et les préoccupations de la période de référence et s’inscrit potentiellement dans une mobilisation durable.

Le mot choisi est "post-truth". Une traduction littérale donnerait le terme "post-vérité".

Cette expression est définie par l’ Oxford English Dictionary comme  "un adjectif relatif ou dénotant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs sont moins importants et moins influents dans la formation de l'opinion publique que les appels à l'émotion et la croyance personnelle".

C’est en 1992 que le néologisme a été utilisé pour la première fois par Playwright Steve Tesich dans The Nation magazine. Tesich écrivait à propos de la guerre du Golfe : “Nous, en tant que peuple libre, avons librement décidé que nous voulions vivre dans un certain monde de post-vérité"(*).

Il est à noter que pour la première fois, les équipes d’Oxford Dictionaries des deux côtés de l’Atlantique ont procédé au même choix.  Le Brexit et l’élection de Trump ne sont bien sûr pas étrangers à cet état de fait.

"Je ne serais pas surpris si le mot post-vérité devient un des termes qui pourrait caractériser le mieux notre époque" a déclaré Casper Grathwohl, Président d’Oxford Dictionaries.

On remarquera l’usage, somme toute nouveau, du préfixe post: préposition d'origine latine signifiant habituellement "après", une postérité immédiate dans le sens du lieu ou plus communément celui du temps. L’usage  proposé s’inscrit désormais dans le dépassement, la distanciation, la relativisation. Autrement dit, d’une position centrale ou absolue,  l’élément devient marginalisé, d’importance mineure voire inutile ou superfétatoire. Selon The Independant, des emplois similaires ont déjà été constatés dans la formation des mots post-national ou post-racial.

Dans post-vérité, la vérité n’est presque plus. Elle devient peu pertinente dans la formation de la doxa -ou opinion publique- : cet ensemble de représentations socialement prédominantes - récits, faits, opinions, présuppositions, préjugés…- répandu et collectivement admis, approuvé et sur lequel se fondent nos interactions sociales.

S’il est vrai que l’espace public n’a jamais été exclusivement celui de la vérité vraie, il n’en reste pas moins qu’une recherche de vérité y restait prescrite, valorisée et jusqu’à un certain point recherchée... comme une réminiscence de la pensée platonicienne qui conçoit le rapport dialectique de la doxa, dans une triade supérieure fondée sur l’esthétique, l’éthique et la logique,  en d’autres termes : le beau, le juste et le vrai.

Désormais, et c’est particulièrement notable dans le discours politique, l’espace du réel, du factuel et du vrai se disperse dans des vérités particulières, contingentes, inventées pour l’occasion -les faits sujets-.  Ce n’est plus le vrai qui détermine, mais l’idée que l’on se fait du vrai ou qui a l’apparence du vrai, autrement dit du vraisemblable.

La post-vérité n’est pas la forme dégradée de la vérité.  Il existe désormais un espace où la vérité et la contre vérité ne sont plus tellement différentiables :  la fréquence, la forme, la force de l’affirmation et l’émoi qu’elle suscite font la différence.

Une campagne politique, qu’il s’agisse d’une présidentielle ou d’un referendum -la preuve en a été donnée- se gagne par l’exaltation de l’émotion et non point par l’évocation de l’argument. La vérité ne pèse plus -ne compte plus- face au propos populiste, à l’exagération, à l’omission, à la contre-vérité…

Le drame avec les faits, ou avec les vérités, c’est qu’ils forment un monde complexe aux limites établies, alors que demeure l’attente lancinante de l’extension du domaine des possibles.

Comment opposer la difficulté consubstantielle au  réel à des conceptions manichéennes et simplistes du monde?

Comment admettre l’absence de solutions miracles, réfuter les croisades moralisantes, les quêtes de boucs émissaires et les complaisances désespérées?

Comment lutter contre le déni et la méconnaissance, que ce soit pour se prémunir -de la violence des faits- ou simplement pour avancer, œillères déployées, avec la réfutation de ce qui est susceptible de déplaire?

Comment se préserver des pensées autoritaires, des majorités médiocres ou des communautés dogmatiques?

Pseudo-vérités inventées, largement diffusées, vérités ignorées, éparpillées…  L’inconsistance essentielle aux habits de pragmatisme que connait notre époque engendre des sociétés confuses, angoissées et rétrécies.

L’inéluctable retour au réel viendra de la dé-marginalisation de l’homme, dans sa singularité et son expérience vécue : l’homme acteur de sa propre histoire, sujet créateur de son devenir. L’inéluctable retour au réel viendra non de l’aliénation, mais du tissage des liens qui redonnent à l’homme son intégrité, sa subjectivité et sa propre cohérence dans le tissu arlequin des événements.

La fin de la post-vérité viendra peut-être d’une société dirigée par un chacun, de son intimité intérieure, enfin retrouvée.

 

Hakam EL ASRI


* “We, as a free people, have freely decided that we want to live in some post-truth world”.

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