Une crise salutaire ?

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es semaines déjà que le mot crise sanitaire revient en leitmotiv, insistant, comme pour nous convaincre de la violence du choc ou subjuguer l’opinion. D’autres termes comme catastrophe, calamité voir apocalypse interviennent parfois et paraissent tout aussi adéquats. A bien y regarder, crise et catastrophe bien qu’assez proches n’en sont pas moins différenciés, aucunement interchangeables. Leurs étymologies différentes, peuvent nous en convaincre. Les signifiés flottants qu’on leur attribue à tout va ne sont que le "dernier petit avatar" de la culture de dévitalisation des sens et des idées désincarnées caractéristiques de notre époque. Qui parlait de crise existentielle des mots ?

Le mot catastrophe vient du grec katastrophê et signifie bouleversement, fin, dénouement ; il vient d’ailleurs de la tragédie, on remarquera que le mot est formé sur strophê -cela vous rappelle-t-il strophe ?- qui signifie, évolution, action de tourner… Le dénouement, souvent sanglant, des tragédies classiques infléchit naturellement le sens du terme vers la fin funeste et le désastre.

Quant à crise, selon le Robert historique, le terme est emprunté au latin impérial crisis au sens de "phase décisive d'une maladie". Le mot latin est emprunté lui-même au grec krisis décision, jugement… Le mot crise est donc dès l'origine un terme médical. Le sens s'élargit progressivement et se spécialise dans une acception individuelle à résonance psychologique -crise de l'adolescence, crise de la quarantaine…- et une acception collective, sociale, économique et… sanitaire.

L’analyse étymologique de ces mots suggère un certain nombre de réflexions.

Parler aujourd’hui de crise sanitaire est un juste retour des choses -on en revient à la dimension clinique -observation des malades- ; c’est de ce point de vue, presque un pléonasme. Or la crise en médecine est la manifestation aiguë d'une maladie. Pour qu’il y ait crise il faut qu’il ait maladie !

La catastrophe n'est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, un événement impondérable, imprévisible, c’est l’aboutissement d’un récit, d’une intrigue, d’une élaboration orientée à strophes cadencées vers le désastre !

L'élément déterminant dans une crise est peut-être la rupture. Cette impossibilité de prévoir, de se projeter dans le temps. Le prolongement du passé -en réalité l’activité privilégiée des futurologues et autres prospectivistes- n’est plus de mise. Toutefois, la crise a le mérite de se résoudre dans une forme d’alternative, la mort n’est pas toujours certaine. On peut s’en remettre. Elle pourrait même s'avérer bénéfique, procurer une prise de conscience et faire intervenir le changement…

On aura compris pourquoi le Covid19 n’est définitivement pas une catastrophe ! L’essentiel d’une communication de crise est de maintenir l’espoir… La crise positive est devenue d’ailleurs une argutie de tous les jours. On parle de crise de rupture, créatrice, disruptive… La crise, sous ce couvert, n’est qu’un accélérateur du changement. Ce qui importe dans la crise ce n’est pas la violence du choc, les dégâts occasionnés, l’urgence du moment, c’est forcément la sortie !

Si je tentais de modéliser le processus universel d’une situation de crise, celui-ci comporterait alors trois éléments déterminants : l’émergence d’un élément de déstabilisation, des troubles à l’ordre social, économique… sanitaire et pour finir une restructuration qui ferait émerger une réalité différente. Un nouvel ordre est (r)établit. Le "r" est équivoque !

Simplement, avec la crise, il y a intrusion d’une temporalité particulière.

L'urgence d’une situation de crise définit un rapport particulier entre les parties prenantes, impliquant le devoir d’agir, à la fois dans une disponibilité et une réponse immédiate pour faire face à des demandes pressantes mais aussi, paradoxalement, la perte du pouvoir d’agir justement par crainte du mal agir, d'interférer ou d'aggraver les choses. La redondance, le temps de la réflexion, le débat, l’expression discordante... caractéristiques fondamentales de toute démocratie, s’en trouvent délégitimées et suspendues de fait, nul besoin de décréter l'état d’urgence ! La question du devenir, de la sortie de crise est de la même façon renvoyée à des temps meilleurs. Il y a le temps de l’action et le temps du bilan, on en tirera bien les leçons...   Il s’agira alors pour certains de militer pour la sauvegarde d’une vision conservatrice et pour d’autres de concevoir le projet à venir, avec l'interrogation sur un futur d’autant plus incertain qu’il n’est plus prolongement du passé récent. Il y a à faire œuvre d’inventivité, il y a à considérer que l'événement de crise doit faire avènement. Un saut dans l’inconnu en somme.

Le monde se construit et se déconstruit continuellement. On en était encore à parler des transitions numériques, écologiques… On est par ailleurs dans un contexte de mondialisation, faut-il en souligner l’interdépendance et l’interconnexion. Les crises ne sont jamais des phénomènes isolés à périmètres circonscrits : les entraînements, les réactions en chaîne, les effets dominos sont légion et amplifient les impacts tant en intensité, en étendue qu’en durée. Nous sommes sans doute entrés dans une ère non seulement de crises systémiques -c’est déjà acquis- mais aussi de crises chroniques, car très souvent nous ne savons pas en sortir... sans compter avec le fait que, comme pour un tremblement de terre, il y a toujours des répliques dont nous ne savons pas apprécier l’amplitude.

Si la crise est un moment de rupture, difficile parfois car elle sonne le glas d’une cohérence patiemment construite…-par certains-, elle est censée être aussi un moment de réélaboration d'une nouvelle vision du monde, de la notion du commun, du système d’organisation, du discours ambiant et de l’idéologie dominante… Pour être, l’homme doit être en devenir. Si l’homme aujourd’hui ne trouve pas le moyen de se réinventer… cela aura été une crise un peu vaine, une autre crise pour rien. En réalité même pas une crise. Ça n’aura été qu’une ruineuse catastrophe : le dénouement dévastateur d’une tragédie humaine. Encore une.

Hakam EL ASRI



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Commentaires: 6
  • #1

    Olivier V. (samedi, 04 avril 2020 16:08)

    Je retiens l'événement qui doit faire avènement. Bravo

  • #2

    Nadia E (samedi, 04 avril 2020 20:04)

    C’est toujours un plaisir de te lire Hakam.

  • #3

    Muriel H (dimanche, 05 avril 2020 21:04)

    L homme a t il l envie de se réinventer ? Il en aurait certes la nécessité aux vues des crises successives qu il a traversé mais l effort économique et surtout idéologique est souvent insurmontable pour l plupart d entre nous et tout se termine en catastrophe ...
    Heureuse de te lire Hakam

  • #4

    Patrick M (mardi, 07 avril 2020 00:24)

    Bravo Hakam
    Un corps malade et une contagion en chaîne, des incertitudes et une impossibilité à prévoir qui impose de faire avec et de réagir, les ingrédients sont là pour la rupture.
    Espérons que cette crise sera l'occasion de réinventer une nouvelle cohérence, d'élaborer un nouveau projet.

  • #5

    Lou Becarut (jeudi, 16 avril 2020 10:42)

    Merci pour cette analyse riche des termes et l'ouverture de perspectives. Une chose me questionne cependant: et si ce que l'on appelle "crises" n’étaient au fond que l'ordre ordinaire du fonctionnement de notre monde d'aujourd'hui? La journaliste américaine Naomi Klein dépeint bien un système qui se nourrit de crises: réorganisations de la répartition des richesses, remises en cause des systèmes précédents qui gênent cette ré-organisation. De Katrina en 11 Septembre, de coronavirus en krach boursier, de guerres en terrorismes, on vit bien au rythme des crises. Crises qui semblent nous dépasser, la gouvernance du monde est questionnée par ces crises. Aujourd'hui les usines ne polluent plus l'Europe, il n'y a plus de classe ouvrière. Ce qui polluent ce sont les super-tankers qui nous apportent nos téléphones portables et nos essuie-tout (mais pas de masques pour nous auto-confiner). Alors une vraie crise, une crise qui pèserait sur l'évolution des choses, elle remettrait en cause cet état des choses. Peut-être on dirait alors que c'est une révolution. Alors des petits malins nous expliquerait que les révolutions tuent - pas comme notre pax americana -? ou bien qu'elles ne sont qu'un retour en arrière?

  • #6

    Jean-Baptiste C. (mardi, 21 avril 2020 12:33)

    Il faut bien prendre conscience que c’est du fond du microscope que nait le chaos mondial. La belle leçon d’humilité ; ce temps suspendu doit être effectivement salutaire et nous permettre de décadrer, se ré-inventer.
    Merci Hakam