Le dilemme de l’âne

Dans la prise de décision subsiste toujours un mixte d’indécidabilité et d’incertitude. Une décision, quelle qu’elle soit, crée un nouvel avenir, change nécessairement la donne et nous projette paradoxalement dans un espace indécis.

Depuis Aristote jusqu’aux théories des jeux et les mathématiques de la Décision, on s’est posé la question du bon choix, du raisonnement argumenté vers la décision optimale qui permettra de nous éviter de s’en remettre au hasard.

D’une spéculation philosophique, la prise de décision -je le note au passage- est devenue une question mathématique. C’est désormais une question de maximisation de gains, là où l’expression du libre arbitre,  face aux contingences et aux nécessités éthiques et morales, était encore une préoccupation première des philosophes.

La décision est une manière de diriger notre action. On la conçoit souvent comme l’aboutissement logique d’une délibération. Sauf peut-être Sartre qui pensait la délibération et le débat intérieur comme une sorte de rationalisation d’une décision -déjà- prise et l'expression de notre mauvaise foi pour éviter de confesser nos secrets désirs.

Sans aller jusque-là, il me semble qu’il y a lieu de distinguer la nature des décisions à prendre : expression du préférable ou du désirable ? La nuance est de taille. Choix de rationalité ou affirmation d’une volonté propre, voire même, l’expression d’un pouvoir : si j’ai l’arbitrage, je peux  l’arbitraire!

Pour y voir plus clair, il y a lieu d’interroger le ressort de la décision et d’en caractériser la matérialité en fonction de trois dimensions clés, le sujet, l’objet et le projet. Cette catégorisation se montre très opérante sur des thématiques qui sont à la conjonction du subjectif et de l’objectif, autrement dit la représentation et le réel. Je n’ai pas l’impression qu’elle ait été utilisée dans le cadre de la prise de décision.

En réalité, ces trois dimensions sont inséparables. On ne peut définir séparément ce qui constitue une réalité articulée dans un triptyque dialectique -au sens hégélien- pour une prise de décision qui fait sens. L’exercice est donc quelque peu artificiel mais il me semble porteur.

Le sujet : la décision est l’expression d’une volonté. Le sujet est à considérer comme celui dont dépend la prise de décision -qui peut être un individu ou un groupe d’individus-. Il peut être engagé dans l’action mais il n’est pas nécessairement celui impacté par la décision. Le décideur est déterminé par une expérience subjective. La décision intervient comme un acte de volonté, la concrétisation d’un dessein délibéré, d’une intention ; l'intention comme affirmation d’un  désir, d’une aspiration ou d’un besoin…

Le sujet marque l’expression d'intériorité. Il a, en propre, une représentation du monde, une culture, des valeurs. Des éléments latents mais déterminants pour nos attitudes, nos jugements, nos choix et in fine de notre action.

Les valeurs sont perçues comme le ferment et le fondement de l’être.   Elles sont l’expression de "ce qui vaut" et, à ce titre, elles établissent une hiérarchie de légitimation. Nos valeurs sont généralement stables. Ce sont des constantes qui influent -voir déterminent- de la même façon des choix récurrents. Confrontée à des choix divers dans des cadres et des contraintes de toutes natures, notre subjectivité du moment est toute aussi faite de la constance de nos valeurs. Tout n’est donc pas que contingences.

L’objet : ce sur quoi porte la décision et le contexte matériel de son intervention.

C’est le cadre environnant, c’est le tout hors le sujet. C’est ce qui marque la dimension d’extériorité et de différenciation. C’est aussi l’ensemble des interactions et relations contextuelles.

Même s’agissant d’une réalité extérieure, l’objet reste relatif au sujet dans la mesure où il est ce qui "est appréhendé" par le sujet. C’est donc une construction plus ou moins élaborée. Cela est important pour la prise de décision. L’objet étant une représentation plus ou moins réaliste que se donne le sujet. L’objet est variable dans le temps. Il découle aussi des circonstances et les éléments de conjoncture.

La délibération pour la prise de décision consiste entre autre à  caractériser et à clarifier l’étendue de l’objet. Recenser les composantes et les dimensions d’altérité : les acteurs et les facteurs. Procéder à l’analyse du système dans son étendu et ses articulations d’échelles.

Le projet, quant à lui, est un aboutissement -le produit- densifié des premières dimensions. C’est une tentative d’ordonnancement de l’objet selon la logique du sujet.  C’est un jaillissement qui pourra voir sa traduction dans l’agir. Les prises de décision successives sont une manière de formaliser le projet, de l’inscrire dans une réalité observable et concrète.

On le voit, ces trois dimensions sont intimement liées et interviennent confusément  pour faire nos choix et nos décisions. Face à des situations inextricables, la délibération est parfois ardue. Devoir faire ce chemin à rebours et ce débat interne entre les trois dimensions est un peu périlleux.

Entre les désirs du sujet, les contraintes de l’objet et les détours du projet, la bonne décision souvent n’existe pas.  Faut-il toujours choisir d’ailleurs. Ne pas choisir est tout aussi choisir. Miser sur la continuité,  la sécurité du connu ou décider de sauter le pas. Choisir la rupture et se hasarder à explorer l’inexploré. Un certain risque préside toujours aux choix réalisés. Une partie de la question se résume alors au risque qu’on est prêt à consentir.

Les décisions changent l’avenir. Il y a toujours deux termes à nos décisions. Une échéance immédiate, qui traduit les effets de nos décisions dans l’objet et les projets du moment, et celle lointaine qui nous inclut dans un mouvement particulier, une bifurcation propre dans l’éventail de possibilités qui s’ouvre à nous : le parcours de vie. En définitive, l’œuvre humaine ne serait que la somme de nos décisions. Chacune s’insérant dans le prolongement de la précédente, des processus ou contingents ou contraints d’où il ressort des décisions progressivement interdépendantes et nécessairement acculées.

Selon cette logique, n’y aurait-il libre arbitre et liberté de choix que dans nos choix premiers ?

Nos tout premiers choix pourraient nous engager pour la vie. Y sommes-nous bien préparés ? ‘Si jeunesse savait’, disait Oscar Wilde.

Tout bien considéré, une position rémanente est sous-jacente à tous nos choix, du plus anodin au plus grave : la dimension cornélienne est belle et bien présente. Opposition irréductible entre le choix du raisonnable, du préférable, du sens du devoir ou le choix du sentiment, du désirable et de l’allégresse du cœur…

 

Perpétuel choix cornélien ?  Tension extrême du dilemme poussé à l'absurde mais qu’il faut faire, encore et toujours pour éviter de finir comme l’âne de Buridan dont la légende dit  qu’il est mort de faim et de soif entre son picotin d'avoine et son seau d'eau, faute de pouvoir choisir par quoi commencer !

Hakam EL ASRI

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